CHAPITRE IX
La morgue » dans mon hosto » est tenue par le gang des Auvergnats. Dans les grands hôpitaux, là où l’on soigne les gens, la morgue n’est pas forcément une planque recommandable. Il y a un travail fou, entre le chargement des cadavres, la toilette, les dissections, les autopsies… Bien souvent, les médecins lorgnent du côté des beaux macchabées encore chauds pour venir faire un peu de charcuterie et récupérer des organes intéressants. Anatomo-pathologie, on dit, en langage médical…
Bref, les garçons morguistes triment comme des bœufs. À l’hosto, c’est pas du tout ça. Les cadavres de vieux, les médecins s’en balancent. Il y a un ou deux décès par jour, parfois un peu plus, avec des pointes à la dizaine au plus fort de l’hiver, mais c’est rare ; Pas de quoi s’affoler… Les garçons morguistes ne sont que deux, un de jour, un de nuit. Ils sont en relation directe avec le marchand de cercueils d’en face la grande entrée. Dès qu’un vieux oublie de respirer, ils téléphonent au petit commerçant en donnant les coordonnées de la famille. Si celle-ci habite en province, ça marche à tous les coups : le marchand décrit son catalogue par téléphone et la famille achète une boîte capitonnée les yeux fermés. Et l’homme aux couronnes mortuaires partage le bénef avec les garçons morguistes !
L’un dans l’autre, ce n’est pas un mauvais coup. Sans compter les trafics de squelettes. Quand un vieux n’a plus de famille, personne ne vient réclamer le corps. Alors, au lieu de l’envoyer pourrir au fond d’une fosse commune ou de l’expédier au crématoire municipal, les deux Auvergnats récupèrent les os et les revendent à des carabins que ça intéresse. Une entreprise artisanale, d’utilité publique, qui fait progresser la science…
Les morguistes sont assez rigolos, dans leur genre. Il y a un jeunot, petit et gros, qui s’appelle Monboudif. Et un type plus âgé, très grand, très maigre, qui se nomme Carpourat. Laurel et Hardy chez les nécrophiles…
Monboudif fait le jour, son copain, la nuit. Il y a un trou de quelques heures entre leurs deux services, mais ce n’est pas gênant. Un mort, ce n’est jamais pressé.
Ils sont un peu à part, tous les deux, dans le personnel. Personne ne leur adresse la parole, sauf le clan des Auvergnats. Il y a même des infirmières qui ont peur d’eux, dans les services de nuit. Mais je crois qu’ils sont plus bêtes que méchants.
Monboudif loge chez le marchand de cercueils, qui n’est autre que son beau-frère. Carpourat vit seul, dans un pavillon à demi en ruine, dans un chemin perdu, en lisière de la forêt de Sénart. Il a un petit bout de terrain, dans lequel il entasse tout un bric-à-brac de carcasses de vieilles bagnoles, de tuyaux de poêle éventrés, de machines à coudre à galène, etc.,… Morguiste la nuit et ferrailleur le jour, en voilà une vie fraîche et joyeuse !
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J’avais rendez-vous avec Armand, vers vingt et une heures, au pont de Juvisy. Il m’attendait tranquillement, en fumant un cigare, très relax. Je suis monté dans sa voiture, une traction fantastique, blanche, avec des sièges de cuir, de la musique, et un bar… Nous avons longé la forêt, dont les allées grouillaient de tapins en fourrure ne reculant pas devant la froidure. Nous nous sommes garés à trois cents mètres de la maison de Carpourat. Avant de se mettre au boulot, Armand m’a proposé un petit remontant, un vieux cognac, dont il m’a offert une large rasade, dans un gobelet d’argent.
Il a sorti une valise du coffre de la traction, m’a donné une cagoule noire et une matraque de caoutchouc, lestée de plomb. Lui aussi a pris une cagoule, une grande pince coupante. Sans bruit, nous nous sommes approchés du pavillon. Le coin était désert. En pataugeant dans les flaques de boue, nous nous sommes enfoncés dans les taillis, de manière à contourner la façade, et à déboucher sur l’arrière du terrain, ceint d’un grillage assez fatigué.
En trois coups de pince, Armand a pratiqué une ouverture dans la clôture. Il fallait progresser à pas de loup en évitant de remuer la ferraille jonchant le sol.
Je savais que Carpourat n’avait pas de chien : il en avait même une trouille bleue. Par la fenêtre de la cuisine, l’écran du téléviseur lançait des éclairs bleutés. Sans nous approcher davantage, nous pouvions entendre les éclats des voix des acteurs du western de la première chaîne. Carpourat devait être tout à la contemplation de la poursuite de la diligence par les Cheerokees. Si, suivant son habitude, il avait ses deux litres de gros rouge dans l’estomac, nous ne courions aucun risque qu’il nous entende arriver…
Armand a glissé une main dans la vitre de la porte, cassée, et remplacée par un carton. Il s’est avancé dans le couloir… De la cuisine, arrivaient d’insupportables odeurs de graillon. On ne pouvait rêver mieux : Carpourat ronflait, affalé sur la table crasseuse, le visage enfoui dans ses bras croisés. Les Cheerokees étaient sur le point de braquer la diligence, mais déjà l’on entendait au loin le tarata rira des Tuniques Bleues.
Armand a dégagé la casquette qui trônait sur le crâne chauve du laveur de cadavres. De l’index, il m’a désigné un point, sur la nuque. J’ai levé ma matraque, et j’ai cogné. Carpourat s’est affaissé encore plus, assommé comme le chef des Cheerokees qui venait de se faire ceinturer par le capitaine des Tuniques Bleues…
— Impec…, a murmuré Armand. Tu le fais, ou je m’y colle ?
— Je… je vais le faire !
— Allez, laissé tomber, t’as l’air d’avoir le trac… C’est pas la peine de l’esquinter plus que nécessaire.
Nous avons allongé Carpourat sur le carrelage plein de débris de coquilles d’œufs et de marc de café. Il ne soignait pas son intérieur, le bonhomme ! Armand a retroussé la jambe gauche du pantalon, a palpé le tibia.
— Dis donc, la douleur va pas le réveiller ?
Armand m’a montré sur la table les trois bouteilles vides ! La panse de l’infâme devait être pleine de velours de l’estomac. Plus le gnon que je lui avais mis…
D’un geste rapide, Armand a défoncé le tibia de Carpourat, avec sa pince à découper. L’Auvergnat a eu un sursaut, mais ses yeux sont restés clos. Une ecchymose se dessinait sur la peau glabre.
— Allez, on y va…
Sans faire trop de raffut, nous avons consciencieusement saccagé la cuisine, renversant la table sur Carpourat, aspergeant les murs de pinard, cassant la vaisselle. Armand est entré dans la chambre et a retourné le matelas, vidé l’armoire. J’ai pissé au beau milieu du salon, après avoir déchiré les chromos en plastique ornant les murs. Sous un buffet, nous avons découvert un porte-documents, contenant 4 000 francs en liquide » et des papiers. J’ai éparpillé les bulletins de paye, les factures, au-dehors, pendant qu’Armand éventrait les fauteuils. Dans la cuisine, Carpourat gisait toujours, la jambe de plus en plus enflée. Armand a rabattu le pantalon sur la fracture et a soulevé la table pour la faire reposer sur le genou du morguiste.
— Comme ça, on croira que c’est la table qui lui a pété la canne !
Dans le jardin, j’ai fouiné un peu avant de trouver un jerrycan d’essence. Armand a entassé des cartons, que j’ai arrosés avant de mettre le feu.
Nous avons roulé cinq ou six cent mètres pour nous arrêter devant un restaurant. Dans la salle, le patron regardait le chef des Cheerokees se faire tabasser par les Tuniques Bleues. J’ai pris un jeton de téléphone, pour appeler les pompiers et leur signaler l’incendie.
Armand m’a raccompagné jusqu’au pont de Juvisy où j’ai récupéré ma mobylette. Je suis vite rentré chez moi, assister à l’enrôlement du chef des Cheerokees dans la cavalerie, comme éclaireur. Le capitaine yankee et lui, c’était devenu les meilleurs potes du monde !
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Le lendemain, c’était à moi de jouer, tout seul, cette fois ! Avant d’entrer dans l’hosto, j’ai fait une halte chez Bébert, pour éplucher les nouvelles des Potins de l’Essonne. L’« odieuse agression » contre Carpourat était relatée en page 4, entre le compte rendu des demi-finales départementales de belote coinchée et la grande enquête sur le malaise des bedeaux… Tout allait pour le mieux : le journaliste parlait d’une attaque de voyous, du vol des 4000 francs, et de l’incendie, qui, bien qu’ayant débuté au beau milieu du jardin aurait pu, par malheur, atteindre la maison… Et patati, et patata. Carpourat était k.-o. pour un bon bout de temps. À la pointeuse, le clan des Auvergnats accueillait la nouvelle avec une douleur certaine. J’ai compati, mais pas trop.
Et je suis allé balayer le gymnase, comme tous les matins. Budat essayait un nouveau pendule, grâce auquel, disait-il, il aurait tôt fait de retrouver les diamants. J’ai poussé mes chariots, salué Lepointre qui était convoqué chez l’assistante sociale pour régler les détails de sa convalescence. Il était au courant de la réussite de l’opération Carpourat par l’intermédiaire de Blastaquet, qui lui avait fait lire le journal. Et l’heure de l’action, 10 heures, a bien vite sonné…
À ce moment de la journée, il y a un creux, un léger ralentissement de l’activité dans les services. On va au kiosque-épicerie acheter un sandwich, on discute le coup, bref, on souffle un peu avant de s’y remettre jusqu’à l’heure du déjeuner.
Glaodec traîne toujours devant les cages à poulies, ou à l’électrothérapie. Excité par l’agression contre Carpourat, il marmonnait tout seul, dans son coin. Il semblait à point pour ma petite mise en scène. Mlle Soquet, seconde pièce maîtresse du scénario, était dans le bureau des kinés, occupée à remplir les feuilles de congé.
Je venais de charioter Glutin dans le gymnase pour son exercice quotidien de lutte anti-rhumatismale. J’ai défait un à un les boutons de ma blouse : Glaodec râle toujours contre les blouses ouvertes, ça fait désordre, négligé, et tout.
Quand il m’a vu arriver en sifflotant, il a commencé à rugir. Pour bien faire, j’ai renversé mon chariot et j’ai tapé dessus à grands coups de basket en pestant contre ce matériel pourri !
Un silence pesant s’est abattu sur le gymnase. Tout le monde sentait que ça allait saigner. Le chef kiné est resté interloqué pendant quelques secondes. Puis il a enfin ouvert son groin.
— Frédéric ! Qu’est-ce qui vous prend ! C’est vous, qui êtes pourri, toujours à en faire le moins possible !
Un petit attroupement s’était formé autour de nous. Les kinés, Budat, Glutin… Glaodec avançait sur moi, vert de rage.
C’est alors que j’ai senti monter en moi un gigantesque sentiment de béatitude. Depuis longtemps, j’en rêvais, à mes moments perdus, et, à l’hosto, tous mes moments sont perdus. J’ai laissé l’imbécile approcher de quelques centimètres encore, jusqu’à pouvoir respirer son haleine fade. Et, sentencieusement, je lui ai allongé une baffe ! Ah, le pied, ah, le grand pied !
Après un instant de stupeur, il m’a sauté dessus, exigeant des excuses, on allait voir ce qu’on allait voir. Je l’ai repoussé, et, comme prévu, je me suis réfugié dans le bureau de Mlle Soquet, pendant qu’il cavalait autour du gymnase en beuglant au scandale.
Dans un coin, devant un box de massage, j’ai aperçu Lepointre, hilare. J’ai claqué la porte derrière moi et je me suis jeté sur ma surveillante.
— Qu’est-ce qui vous arrive, mon petit Frédéric ? s’est-elle écriée, en croisant les jambes, de façon à me faire admirer ses cuisses sanglées dans des accessoires de pub pour sex-shop.
— C’est Glaodec, je peux plus le supporter ! Faites quelque chose, je vous en prie !
Et, ce disant, j’ai posé ma main sur son genou frémissant. Je jouais mon va-tout. Le contact de ma paume sur sa cuisse lui a mis le feu aux joues, (et ailleurs, aussi).
— Attention, Frédéric, on pourrait nous voir…, a-t-elle chuchoté, haletante.
Elle s’est levée, en tremblant de tous ses membres, et Dieu sait si elle en a !
Elle est sortie en me passant la main dans les cheveux et en me frôlant de sa poitrine dont j’ai dit déjà qu’elle était mafflue… En attendant son retour, je me suis marré : tout marchait comme sur des roulettes. De chariot.
Elle est revenue dans le bureau au bout de cinq minutes, et m’a conduit au bureau de M. Hassouf. Elle m’adressait des sourires prometteurs en murmurant qu’effectivement, Glaodec abusait.
— S’qu’y s’passe ? a grogné le dirlo.
— Un conflit de personnes… entre M. Glaodec et Frédéric ! Glaodec abuse de son autorité, Frédéric est un garçon sensible…
— C’est vrai, ça ?
— Oui, m’sieu, je veux plus travailler avec lui…
— Bon, je vous crois. Mais je n’ai pas de temps à perdre avec des broutilles pareilles, avec tout ce qui se passe dans l’établissement, en ce moment !
Nous avons hoché la tête. C’est bien vrai, ça, un monsieur comme le directeur ne peut pas s’user la santé avec de semblables vétilles…
— Alors, qu’est-ce que je peux faire » moi ? a-t-il soupiré.
— Changez-moi de service, je veux plus travailler avec Glaodec !
J’avais réussi à faire perler une larme au coin de mes paupières, et je faisais trembler ma voix.
— Je crois, en effet, que c’est la meilleur solution ! a approuvé Mlle Soquet.
Hassouf s’est levé péniblement, pour venir se planter devant le panneau des effectifs. De son doigt gras, il parcourait les colonnes de fiches cartonnées, rouges, bleues, vertes.
— Bon, bon, mais où je vais vous mettre ? L’effectif est complet. Il n’y a rien… Ou alors, je vous propose une solution temporaire, en attendant mieux : vous remplacez Carpourat, qui va être absent au moins un mois. Ce n’est pas un poste très drôle, mais c’est tout ce que je peux faire… ça vous irait ?
J’ai dit oui, oh oui, vous êtes bon, si bon, je ferais n’importe quoi, pourvu que Glaodec ne me fasse plus souffrir !
— Bon, eh bien, Mlle Soquet, vous réglerez les détails, et quand Carpourat sera de retour, on trouvera autre chose.
J’ai couru dans le hall, Mlle Soquet sur mes talons, suant à grosses gouttes, roucoulant, me lançant des œillades gourmandes…
C’était l’effervescence, dans le service. Glaodec continuait de pester contre la jeunesse pourrie. Mlle Soquet lui a demandé de partir quelques minutes, le temps que je récupère mes affaires dans le vestiaire. Il n’a rien voulu savoir et s’est planté devant son placard en disant qu’il m’empêcherait de lui voler quelque chose, dans son vestiaire à lui ! Na !
Budat avait l’air peiné que je quitte le service, et aussi l’ergothérapeute. Carisse feuilletait un magazine d’haltérophilie, bavant devant les monstres en slip qui se prélassaient au fil des pages… Mon départ ne lui a fait ni chaud ni froid. Un qui a sacrément râlé, c’est Glutin. S’il avait été encore d’activé, il collait Glaodec au trou. Crac, dedans !
Ma blouse de rechange sous le bras, je suis parti en compagnie de ma bienfaitrice. Nous sommes allés jusqu’à l’ascenseur, pour descendre jusqu’au sous-sol, où se trouve la morgue.
Quand le vin est tiré, il faut le boire. À mi-étage, elle a appuyé sur le bouton « stop », nous coinçant ainsi dans la cage, coupés du reste du monde.
Après avoir ouvert sa blouse, elle m’a serré dans ses bras puissants, en me mordant dans le cou et en se frottant contre mon torse.
D’un geste sans appel, elle a dirigé ma main sur sa croupe abondante, m’amenant par là même à la flatter. Ce qui la mit dans tous ses états.
Là, dans l’habitacle étroit de cette cage garnie de graffiti obscènes, elle m’a violé, dans une mêlée furieuse de boutons arrachés, de slip lacéré, de sexe englouti avec rage.
Doux Jésus, ce fut très dur. En rugissant, elle me supplia de recommencer, c’était trop bon, elle n’avait jamais connu ça, encore, nom de Dieu, encore !
Par bonheur, on a tambouriné à la porte de l’ascenseur, au-dessus de nous. Il fallait descendre, mettre un terme à cette intimité diabolique. J’ai dû lui expliquer que j’étais trop ému, notre amour était si récent, j’étais marié, malgré tout, bientôt nous pourrions vivre un bonheur sans partage… J’ai ainsi pu échapper à une nouvelle tornade vulvaire qu’elle s’apprêtait à me faire subir dans un placard à balais. Elle m’appelait son petit bout de sucre, son croissant aux amandes. Tu es ma gelée de coing, répliquai-je, dans le même ton énamouré. Après avoir cédé à un dernier baiser baveux, je suis allé pousser la porte de la morgue, où m’attendait Monboudif, prévenu de ma mutation par M. Hassouf en personne.
Il ne semblait pas très heureux de me voir arriver en renfort. Pour calmer son animosité, je lui ai précisé que ma venue n’était que temporaire. Il s’est rassuré : il pourrait donc continuer ses petits trafics peinards, sans avoir à partager les bénéfices.
Il s’apprêtait à me faire visiter les installations, lorsque le téléphone a sonné : une mémère du bâtiment Sud venait de rejoindre ses ancêtres. J’allais commencer mon apprentissage par une séance de T.P. Nous avons pris un chariot, une sorte de grand landau plat, muni d’une ample capote de toile noire. Rien qu’à voir l’engin, on en a des frissons dans le dos.
Dans la chambre de la vieille, nous avons chargé le cadavre, et la surveillante nous a donné un petit tailleur noir, tout à fait convenable pour le cimetière. Retour à la morgue. Monboudif fonçait comme un dingue dans les couloirs.
— C’est pour pas que les sphincters se relâchent avant qu’on soit en bas, sinon, ça fait du boulot en plus, question nettoyage ! Le soir, si t’as un client, grouille ! C’est la première chose à savoir.
Monboudif a bouché tous les orifices de la vieille avec des capsules de liège.
— Pour celle-là, pas de problème… Rien de spécial : y a pas d’autopsie, alors, on fait la toilette, on l’habille, et on la colle au frigo jusqu’à ce que la famille se pointe. Après, c’est les pompes fu’qui se démerdent. Pour la nuit, te fais pas de bile. S’il y a un bon pour une autopsie, tu colles le cadavre dans un tiroir, je ferai le boulot le lendemain matin. C’est pas la peine que t’apprennes si t’es là que pour un mois !
J’ai approuvé. Nous avons passé le petit tailleur noir à la mémé, avant de l’allonger dans un tiroir réfrigéré. Puis, à la lumière crue des néons, nous avons tapé le carton. Deux heures plus tard, la famille est arrivée. Ils habitaient tout près. Ils ont reconnu le cadavre, pas de doute, c’était bien mémé ! Monboudif les a habilement aiguillés sur le magasin de son beauf, qui n’a pas tardé à livrer un superbe cercueil capitonné. Mémé allait être aux anges, là-dedans !
Monboudif m’a encore expliqué quelques détails relatifs au travail, et je suis parti. Je ne commençais mon service véritable que la nuit suivante. Il suffirait que je trouve un cadavre refusé pour l’autopsie, que je l’ouvre, que j’y fourre les diams, et que j’attende le croque-mort, en ayant bien pris soin de noter l’adresse de la famille, si possible celle du cimetière où elle comptait enterrer son défunt.
Je suis passé à la fouille, à la sortie de l’hosto. J’ai levé les yeux vers la chambre de Lepointre et je l’ai aperçu, tout là-haut. Jeanine, en apprenant mes mésaventures de la journée, a pas mal protesté : si je bossais de nuit, qu’allait donc devenir notre vie de famille ? Ah ? Je l’ai rassurée, mon service chez les morts ne durerait qu’un mois, et puis, surtout, j’avais réglé son compte à l’ennemi de classe Glaodec, allié du patronat pourri et corrompu !
La première nuit : rien, personne n’est mort. Je me suis fait tartir dans les sous-sols, en compagnie de deux beaux sujets d’autopsie enfermés dans les tiroirs. J’ai résisté à l’envie de regarder à quoi ils ressemblaient, découpés en rondelles.
La seconde nuit, j’ai saisi qu’il y avait du nouveau, en arrivant à la loge de la pointeuse, à en juger par l’excitation des flics qui continuaient à fouiller tout le monde. Le plombier de l’hosto avait découvert les montures des bijoux, dans la chasse d’eau ! Deuxième proclamation du tandem Hassouf/Trottin, selon laquelle l’enquête avançait à grands pas !
Lepointre n’était pas très rassuré, car il avait le sac de diams caché dans sa table de chevet. Nous étions à la merci d’une fouille intempestive.
La rééducation étant bouclée la nuit, il avait bien fallu se décider à sortir le magot de l’armoire où il était caché, pour que Lepointre puisse me le passer au bon moment.
Nous avions convenu qu’il ferait trois rondes dans les couloirs, au cours de la nuit. Une vers minuit, une vers 2 heures, et la dernière vers les 4 h 30. Les relèves de flics se faisaient un peu plus tôt.
Si je trouvais un macchabée potable, Lepointre me passerait le sac. Ses balades nocturnes ne posaient aucun problème. Les insomniaques sortent souvent de leur chambre, et, s’ils ne sont pas gâteux au point de se perdre, personne ne leur dit rien.
À minuit, le téléphone : un pépé venait juste de s’embarquer vers les enfers. J’ai agrippé le landau, couru, croisé Lepointre qui se tenait prêt. Pas de chance, l’interne de garde m’attendait pour me dire de caser le client au frais, pour l’autopsie.
On allait enfin savoir ce qu’il avait dans le ventre, celui-là, à toujours faire échouer les traitements miracles qu’on lui prodiguait depuis six mois ! Une fois le cervelet découpé en lamelles, il avouerait ce qu’il avait contre les médicaments dernier cri que le labo essayait sur lui, nom de Dieu !
Je l’ai convoyé jusqu’à la morgue où il n’aurait qu’à attendre le scalpel des sorciers en blouse blanche. À 2 h 30, second coup de fil : une cirrhose venait juste de triompher de son hôte, au deuxième étage bâtiment Sud, à quelques pas de la chambre de Lepointre !
L’interne avait signé le bon-pour ; pas intéressant, celui-ci. Je pouvais lui faire sa toilette et l’habiller. La surveillante de garde m’a donné une valise, contenant un costume.
Le gaillard pesait dans les 80 kilos. Une bedaine respectable, la soixantaine, un Breton nommé Yannick Le Moêl. Il avait quitté son terroir natal quelques mois plus tôt, pour aboutir à l’hosto. Un marin-pêcheur, le Yannick, 56 ans. La surveillante recherchait l’adresse de la famille pour les prévenir.
— Le Moêl, Le Moêl, avertir son frère Yves, à… à… Kertivy sur Squénoët, Morbihan.
La capote rabattue, je suis passé devant la piaule de Lepointre, qui, d’un geste rapide, a lancé le sac de diams dans le landau.
J’ai croisé une ronde de flics, près de l’ascenseur, mais, lorsqu’ils ont entr’aperçu le contenu de mon véhicule, ils ont bredouillé des excuses et ont renoncé à le fouiller.
Je me suis enfermé dans la morgue avec Yannick, très coopérant. Allez, Frédo, faut tenir le choc ! J’ai fait la toilette au jet, rapide, après avoir obturé tous les orifices avec des bouchons de liège. Yannick semblait dormir, à poil, sa peau encore tiède reposant sur le plateau de marbre. Dans l’armoire où Monboudif rangeait le matériel, une armada de scalpels, de pinces, de louches, n’attendait que mon bon vouloir. J’ai choisi un couteau apparemment honnête, et enfilé des gants ultra-fins, de chirurgien.
Je me suis approché de Yannick, qui commençait à se raidir sous l’effet de la célèbre rigidité cadavérique ! Je ne savais pas où donner de la lame… Découper un cadavre, c’est facile à raconter, mais difficile à faire. Je me rappelais les planches d’anatomie que l’Archiviste m’avait montrées, un manuel acheté sur les quais. Mes souvenirs étaient des plus vagues.
Doucement, tout doucement, j’ai incisé, sur le flanc, à droite, dans la région du foie. J’avais peur d’appuyer trop fort, et que ça se mette à gicler dans tous les azimuts, vous voyez ça d’ici…
Après deux ou trois passages, j’avais à peine provoqué une grosse éraflure. Puis je me suis décidé, rhan, d’un grand coup sec, j’ai pratiqué une énorme boutonnière, d’une quinzaine de centimètres ! Un bout d’intestin est apparu, bourgeonnant de la plaie. J’ai tiré, un bon mètre est venu, que j’ai tranché puis suturé, aux deux extrémités. Un truc jaunâtre, dont je serais incapable de citer le nom, est parti avec le boyau. Il y avait du mou dans la panse du marin-pêcheur, un vide que j’ai comblé avec le sac de diams, avant de recoudre, en utilisant du gros fil de nylon, le même que celui que Yannick devait prendre pour ravauder ses filets éventrés par des poissons teigneux.
Une fois la plaie essuyée avec du coton, une grosse boursouflure se faisait jour, juste sous les côtes. Les déchets provenant des tripes de Yannick sont allés rejoindre les autres reliquats d’autopsie, dans les boîtes où les dépose Monboudif. Parmi la masse d’organes flottant au frais, le morceau de gros côlon et le truc jaunâtre passaient totalement inaperçus.
J’ai hissé Yannick sur une autre table à dissection, afin de pouvoir nettoyer la première. Les glaires et le sang à demi coagulé ont coulé dans les rigoles de la table, avant de disparaître dans le caniveau qui longeait la salle. Un coup de jet d’eau par là-dessus, et tout était net. J’ai habillé Yannick. À le voir dans ses habits du dimanche pour caveau, on n’aurait jamais soupçonné ce qu’il recelait, quel était le fruit de ses entrailles ! La boursouflure s’était un peu dégonflée, la veste du costume masquait ce qu’il en restait.
J’ai dégueulé un bon coup avant de glisser le marin-pêcheur dans un tiroir réfrigéré. Il me fallait encore nettoyer les outils et les ranger, prendre une douche…
Vers 7 heures, je suis passé voir Lepointre. Il a haussé les épaules, philosophe… À la maison, Jeanine m’attendait avec un bon café chaud. Je me suis couché, épuisé.
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* *
Je me suis réveillé vers midi, la trouille au ventre. Si Monboudif se mettait dans l’idée de contrôler mon travail, tout était cuit. L’après-midi, je suis allé rendre visite à Armand, qui m’a félicité pour mon sang-froid. On est allé faire une balade en voiture, sur les bords de la Marne, en parlant des guinguettes d’avant-guerre… De retour chez lui, on cassait une petite graine, lorsque le téléphone a sonné.
— Allô ? Lepointre à l’appareil. Armand ? Frédo est avec toi ? Bon, notre colis est bien arrivé… Ouais. J’ai quitté l’hosto, moi aussi : l’assistante sociale vient de me faire les papiers.
— Rapplique, vieux singe, a rigolé Armand, je mets le champ’ au frais !
Une heure après, Lepointre était là. On s’est embrassés tous les trois, en se collant de grandes claques dans le dos.
— Le frangin de Yannik est venu en début d’après-midi, la surveillante lui avait téléphoné cette nuit. Il est descendu voir le corps à la morgue, puis il est allé signer les papiers, à l’administration. Il a acheté un cercueil au beauf de Monboudif, une caisse en sapin, toute simple. Il a loué un corbillard, qui a embarqué le cadavre, le frère suivait en voiture : on a eu chaud. Trottin a tout fait fouiller, avant qu’ils referment la bière… Enfin, les diams sont en sécurité ! Alors, Frédo, pas trop crevé ?
On a trinqué encore une fois. Ils ont tous les deux insisté pour que je continue à bosser à l’hosto comme si de rien n’était. Je voulais me mettre en congé maladie.
— C’est comment, Frédo, le nom du bled d’où il était, Yannik ?
— Kertivy sur Squénoët, Morbihan…
Armand est allé chercher une carte. Nous avons décidé d’aller là-bas durant le week-end, ce qui me laisserait le temps de revenir au boulot le lundi soir.
— Et dans quelque temps, Frédo, on se paye les vacances du siècle !
Ah oui, les vacances, c’était un bon programme… Et pas à Moscou, ce coup-ci, aux Bahamas ! J’ai repris ma mobylette, pour rentrer dans ma banlieue, toujours aussi grise. Elle pouvait bien rester là, la banlieue, dégueulasse et triste, j’avais traversé le mur visqueux qui me barrait la route de la vraie vie. Ouais.
Chez moi, j’ai eu du mal à rester calme. J’avais encore deux nuits à me faire tartir dans la morgue, avant de prendre le train pour la Bretagne. J’ai soupé avec mon épouse, fort bourgeoisement. À son attitude embarrassée, c’était visible, elle avait un truc désagréable à m’annoncer.
Au dessert, elle a cassé le morceau : ce week-end, il y avait un congrès syndical, avec des camarades de tous les hôpitaux de France. Le patronat pourri n’avait qu’à bien se tenir ! Le hic, ce qui la chagrinait, c’était que le petit minou, l’adorable pousse-chariot, allait passer son dimanche seul, tout seul…
C’était l’aubaine, je n’avais pas à chercher un prétexte vaseux pour me tirer à Kertivy avec Lepointre ! J’ai râlé un peu, pour la forme, avant de céder, bon, bon, le minou ferait un sacrifice, une fois de plus…
Tandis que ma moitié discuterait des 2 francs d’augmentation pour les infirmiers échelon 6 bis, j’irais récupérer mes deux cents briques tranquille.
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L’EXPRESS N° 123 EN DIRECTION DE RENNES, VANNES, QUIMPER, QUAI N° 3, VA QUITTER LA GARE. MESSIEURS LES VOYAGEURS POUR RENNES, VANNES, QUIMPER…
Nous courions comme des fous, en poussant de grands cris, après le train qui démarrait. J’ai aidé Lepointre à grimper dans le wagon. Dans un compartiment vide, nous avons étudié le petit dépliant touristique sur Kertivy, son château, ses plages, son port…